jeudi 16 juillet 2015

Une escale guyanaise

05°08.874N 52°38.822W
Kourou, Guyane Française

Voilà maintenant un mois que je suis arrivé en Guyane. Un mois, c'est long... ou pas. Tout dépend l'échelle sur laquelle vous vous appuyez pour mesurer votre temps personnel, la façon dont vous remplissez ce temps, et surtout, je crois que c'est primordial, le temps que vous pensez qu'il vous reste... En général je veux dire. Mais bon, j'arrête avec ma philosophie à deux balles. Pour moi, ce mois est passé à la vitesse de l'éclair tant il a été rempli. Il est passé tellement vite que j'ai l'impression d'être arrivé hier !

Elle a fait Pshiiiiiiit !!!
Je ne vais pas vous relater en détail tous ces petits événements qui font le quotidien du marin-vagabond qui débarque pour une nouvelle escale. Ce serait barbant et n'intéresserait qu'une frange relativement restreinte de mon lectorat. Et puis en plus, je serait bien en peine de le faire, car je n'ai pas pris la peine de tout noter ! Bon, le fait est que lorsqu'elle est arrivée, La Boiteuse avait bien besoin qu'on s'occupe d'elle. Et donc, en bon Capitaine, c'est ce que j'ai fait. Cette dernière nave (de merde) avait, vous vous en souvenez, engendré pas mal de casse. L'ordinateur, le régulateur, l'enrouleur, l'arbre d'hélice, etc. étaient les points les plus importants à régler. Auxquels se sont ajoutés d'autres petits inconvénients, comme par exemple l'annexe qui explose littéralement sous la chaleur (Oui, elle a carrément fait Poum et Pshiiiiiiiiit ! Un truc de ouf !).

Le marché
Pour l'heure, tout est pratiquement remis en ordre. J'ai un nouvel ordinateur, le régulateur a été ressoudé et remonté, la drosse de l'enrouleur a été changée et l'annexe a été (plus ou moins) recollée. Il me reste toutefois deux points importants à régler, c'est l'arbre d'hélice qui fait du bruit. D'après des gens plus compétents que moi, il semblerait que ce soit à cause de la bague hydrolube. Moi je veux bien... D'autant que j'ai dans mes coffres une bague de rechange. Le souci c'est que ce genre de truc à remplacer demande que l'on sorte le bateau afin de pouvoir démonter tout le bordel. Et sortir un bateau en Guyane relève de l'impossible. Ou alors je peux aussi demander le concours d'un plongeur professionnel, il y en a un très bien ici qui s'appelle Stéphane, mais ça coûte un bras. Bref, je suis encore en train de me demander ce que je vais faire.

*A Kourou, c'est elle le boss
Sinon, le sujet le plus important que je voulais partager avec vous aujourd'hui concerne mes premières impressions sur la Guyane et Kourou en particulier. Bon... Kourou franchement, n'est pas trop ma tasse de thé. On dirait une grande banlieue-dortoir, où les bâtiments ont poussés au fur et à mesure des besoins du Centre Spatial Guyanais depuis les années soixante. Résultat, la ville n'est qu'un amalgame de pseudo quartiers très espacés entre eux... Sans réelle identité, Kourou n'a pas de centre. Elle n'a pas d'âme... Du coup, s'y déplacer est à la fois déroutant et fatiguant. Par exemple, le seul point wifi où je peux m'installer à loisir avec mon PC tout neuf, se trouve à l'autre bout de la ville. Cela représente 10 mn de bus (à 1,50 € l'aller), ou 20 mn à pied... Ce qui explique que je ne m'y rende qu'un jour sur deux (parfois trois) et que vous ayez dû poireauter plus de quinze jours pour lire le récit de la traversée. A Kourou, si tu n'as pas de voiture, t'es mort.

Mais tout ça n'est pas si grave au regard du plaisir que j'ai eu à retrouver quelques repères familiers. Sans déconner, je savais que de me retrouver en France allait me permettre de renouer avec quelques plaisirs que je croyais menus car essentiellement culinaires (jeu de mot !)...Ce que je ne savais pas c'est que ces retrouvailles seraient aussi fortes ! Bordel ! Retrouver après toutes ces années le simple goût des pâtes, du fromage râpé, du petit kawa sur le zinc, du pain au chocolat tout chaud... Même manger une boite de couscous Leader Price confine au délice, c'est dire ! De même, le premier jour, vendredi jour de marché, je me suis plusieurs fois retourné parce que j'entendais parler français autour de moi... Jusqu'à me rendre compte que c'était le cas de la majorité des gens !
C'est comme entendre de nouveau le deux-tons des pompiers ! Après quatre ans, je vous jure que cette sirène à quelque chose d'émouvant. Bref, tout cela m'a bouleversifié bien plus que je ne l'avais anticipé. Cela m'a tellement tourneboulé le cerveau que j'ai même commencé à envisager d'arrêter mon itinérance et de tenter ma chance en Guyane malgré la vie chère...

Le mouillage de Kourou

Oui, vous avez bien lu, pendant quelques jours j'ai sérieusement réfléchi à m'arrêter et à, accrochez-vous bien, chercher un travail ! Il faut dire que pour ce qui est de trouver un boulot, la chose semble aisée par ici du moment que vous avez quelque instruction et que vous êtes blanc. Restait une difficulté, et pas des moindres en ce qui me concerne, pouvoir mettre mon bateau à l'abri... Et c'est là que ça se complique. Le fleuve Kourou est extrêmement capricieux et le mouillage n'est pas sûr à tous points de vue. Moi qui déjà à l'origine déteste les mouillages, depuis mon arrivée je passe mon temps à me faire du souci. Dès que le vent dépasse les dix nœuds, et que l'on entre en vives-eaux pour les marées, je perds le sommeil et j'ai des cheveux blancs supplémentaires qui me viennent.
Même avec trois ancres, voilà ce qui peut arriver à Kourou
J'ai bien eu une vague possibilité d'intégrer le ponton du Centre Spatial (sur cooptation), mais après quelques jours j'ai réalisé que jamais je ne m'y serais senti chez moi. Entre les professionnels irascibles (pas tous heureusement) et la faune locale un peu trop perchée pour moi, je ne pense pas que les choses auraient marché. Le trip baba-cool-récup'-et-débrouille avec option soirée guitare/accordéon sur le ponton, dans les vapeurs d'alcool et la fumée des joints, me séduisait assez il y a trente ans... Mais j'ai pas mal changé depuis... J'ai grandi, ou je suis devenu con au choix, et à mon âge je ne trouve plus ça très rigolo. Ok, je l'admet. Peut-être n'est-ce pas seulement une question d'âge...
Donc voilà, La Boiteuse et La Bella flora ne vont plus tarder à reprendre la route. Prochaine étape, le Suriname !

*A la recherche des tortues Luth
Je vous ai dit plus haut que je n'allais pas vous relater en détail mes activités guyanaises... et je sens qu'il y en a qui ont été déçus. Si, je l'ai senti ! Aussi, je vais vous raconter deux anecdotes.
Sachez qu'un matin de très bonne heure, genre cinq heures du matin, nous sommes allé, l'équipage de La Bella Flora et moi, arpenter la plage de la Cocoteraie à Kourou, à la recherche des fameuses tortues Luth. Nous espérions surprendre un de ces fantastiques animaux remonter la plage pour aller enfouir ses œufs dans le sable... Hélas, au bout de deux heures de crapahu, point de femelle pondissante.
Par contre, alors que nous nous apprêtions à rentrer, déçus comme il se doit, nous eûmes la surprise d'observer l'autre côté du processus, à savoir l'éclosion et la course à la mer de plein de bébés tortues !!! Je sais que j'ai l'air blasé comme ça, voire cynique (si, je le sais), mais ce matin-là, alors que le soleil se levait et que les moustiques prenaient leur petit-déjeuné, mon petit cœur a fondu. Elle sont trop mignonnes !

Kroooo mignonne !

Sinon, dans un autre registre, j'ai eu le plaisir d'assister deux fois à un lancement de fusée depuis le mouillage... Bon, celui d'Ariane V qui a eu lieu hier au soir a été un gros bide puisque le ciel couvert nous a empêché de voir quelque chose. A peine un éclair fugitif dans le lointain, et le bruit a été couvert par celui d'un hélico qui passait juste au mauvais moment. Par contre, le lancement de la fusée Vega du 22 juin qui a eu lieu à 22H52, ça a été magique ! Là, je vous jure, j'étais comme un gosse !


Voilà, vous savez tout. On se retrouve dès que j'ai un truc à vous raconter. Ou pas !

NB : Les photos dont les sous-titres sont précédés d'un * ne sont pas de moi, mais de Françoise ou Bernard.

Dépêche toi, tu es la dernière !

Ouf ! J'y suis presque !
*Je me demande si je ne vais pas changer de bateau moi...

CY 592934

J'assure le préchauffage !

Bon, on y va ou quoi ?

vendredi 3 juillet 2015

De Jacaré au Brésil à Kourou en Guyane – 3/3

Lundi 15 juin 2015 – Fausse joie

Soleil levant
05H30 : Le soleil n'est pas encore levé, et c'est normal. Il se couche plus tard donc il se lève aussi plus tard. La journée commence mal puisque je me suis renversé mon café sur la main... Aïe ! Je n'ai pas été attentif cette nuit, because je dormais. Mais j'ai l'impression qu'on a avancé. Ce qui est évident par contre c'est que nous n'avons plus qu'un seul train de houle en provenance de l'Est.

06H00 : Je suis perplexe... Seulement 3,9 nœuds de moyenne sur la nuit. Il faut que je réfléchisse un peu à ce qu'il se passe, car je n'ai que trois jours pour faire les 355 milles restants. Alors il s'agirait d’accélérer un peu vous ne croyez pas ?

06H30 : Ma solution pour l'instant c'est d'avoir tangonné le foc afin de gagné en cap et en puissance. On verra bien si ça paye.
Note pour plus tard : A l'escale il va falloir que je jette un œil à la barre. Elle a du jeu.

07H20 : Si je veux arriver à temps pour la marée à l'embouchure du Maroni, il faudrait que je fasse du 4,5 nœuds de moyenne. Pour l'instant c'est pas gagné ! Mais c'est faisable, si l'on considère que les vents sont sensés accélérer à l'approche de la Guyane. Sinon, en cogitant cette nuit je me suis dit qu'à part un courant contraire, la seule chose qui pourrait ralentir La Boiteuse comme ça, ce serait quelque chose de pris dans la quille. Genre un filet... Malheureusement, c'est un peu compliqué d'aller vérifier, là maintenant tout de suite.

07H55 : Merde, merde, merde... J'ai des grains qui m'arrivent de partout. Allez, je vire le tangon.

08H40 : Voilà, c'est passé. Je vais resté comme je suis, à 130° du vent avec le foc quasiment en grand. Je n'allais pas plus vite ni ne faisait de meilleur route avec le tangon de toute façon. En tous cas, ce que j'ai dans les voiles en ce moment ce ne sont pas les alizées, ça je peux vous le garantir ! On est à 4°33' de latitude nord. J'avais plus ou moins estimé de les rencontrer vers 4°37'. Bientôt donc...

09H20 : Oh putain, ça y est le vent est là ! J'ai une banane greffée au visage !

Banane !

12H00 : Tout roule. Ce n'est pas encore la super-vitesse mais je ne doute plus d'arriver à St Laurent en temps et en heure ! Je suis même obligé de lofer pour m'adapter à ces nouvelles conditions de vent. Cap au 290°.

17H00 : Mouais... La Boiteuse laboure la mer sans se presser à quatre nœuds de moyenne. La joie de ce midi est un peu retombée, mais je ne désespère pas encore. Normalement, en se rapprochant de la Guyane on devrait rencontrer des vents de 15 nœuds . Ce qui, je pense , nous permettra de rattraper notre retard. Au pire du pire, si je vois que je ne pourrais pas atteindre St Laurent du Maroni à temps, je peux toujours décider d'aller mouiller aux îles du Salut ou à Kourou. Ce sera le plan B.

18H00 : 4 nœuds pile, sur six heures. Pffff... J'espère qu'une petite brise nocturne viendra relever tout ça !
Sinon, quoi dire ? Ça sent la fin quand même. Si tout se passe comme je veux, normalement dans trois jours à cette heure-ci, je devrais jeter l'ancre au milieu des bateaux de mes copains. Qu'est-ce que c'est que trois jours quand on vient d'en passer dix en mer, hein ?
N'empêche, on frôle la pétole là... Smiley qui fait la tronche.

Le mardi 16 juin 2015 – L'île flottante

Peton mouillé
06H00 : Pfiou... Je ne vous dis pas la nuit ! Hier, vers 19H30, un gros grain nous est tombé dessus. Sauf que ce n'était pas un grain... Pendant deux heures, le vent a soufflé fort venant du sud accompagné d'une grosse pluie. Fatigué, trempé jusqu'aux os, j'ai mis La Boiteuse à 120° du vent pour me protéger un peu, et je me suis pelotonné dans mon duvet mouillé en attendant que ça passe. Mais ça n'est pas passé. Ça dure encore.
Au final on a peu avancé, 47 milles, et surtout on n'a pas fait un super cap. 311° au lieu de 280°. Ce qui fait qu'il est largement temps de virer plein Ouest vers la Guyane.


07H50 : J'en prends plein la gueule. Au loin le tonnerre gronde . Deux choses me rassurent : On fait un cap presque correcte et j'ai de l'eau à courir devant moi. Sinon, c'est la merde totale.

09H10 : Cette nuit déjà, je ne comprenais pas pourquoi mon régulateur d'allure avait du mal, parfois, à transmettre le mouvement de la pale immergée à la barre. Là, je viens de comprendre ! C'est à cause de ces putains de sargasses qui se prennent dans la pale et bloquent le fletner ! Depuis l'équateur j'en croise pas mal, au point d'avoir renoncé à pêcher, mais là il flotte autour de moi des bancs entiers de plusieurs centaines de mètre carré. Je garde la gaffe à portée de main, et je passe mon temps à virer ces saloperies.

10H00 : Ok, c'est décidé. Je m'arrête à Kourou. Je ne sais pas combien de temps va durer cette tempête (car c'en est une), et puis l'arrivée est quand même plus simple. Avec un peu de bol, mes potes seront encore là, bloqués par le mauvais temps.

10H55 : J'ai profité d'une brève « accalmie » pour changer les drosses du régulateur. Celles que je me suis acheté à Salvador se sont usées prématurément... Qualité brésilienne de merde !
La mer est forte maintenant. On a des creux de cinq à six mètres...


12H00 : Kourou, 170 milles. Arrivée ? J'en sais rien.

12H50 : Une déferlante vient de noyer le cockpit, avec moi dedans en train d'essayer de dormir. Heureusement j'avais fermé la descente avec le plexiglas. Putain, c'est chaud !

14H30 : Il se passe un truc bizarre. Le vent qui était Nord-Est, vient de virer Sud en quelques minutes. La température a baissé d'au moins cinq degrés... J'empanne pour suivre le mouvement, mais je ne vous cache pas que je m'inquiète un peu. Un changement aussi rapide ne présage rien de bon. Mais il se passe quoi là, bordel ?

15H25 : Je ne le crois pas ! J'ai même droit à un rayon de soleil et à quelques zones bleue pâle dans le ciel ! Je ne comprend rien du tout à ce qu'il se passe... Est-ce que ça va durer ? Est-ce que je dois m'attendre à un autre chamboulement ? J'ai les nerfs à fleur de peau.

16H25 : Comme vous pouvez l'imaginer, passer aussi soudainement d'une mer avec cinq mètres de creux poussée par un vent du NE, à un système tout doux, limite pétole, venu du Sud, ça vous fabrique une mer de merde. Les vagues déferlent dans tous les sens, et La Boiteuse se fait bringuebaler à coup de grandes claques sans avoir suffisamment de vitesse pour parer les coups.
J'essaye de maintenir un cap au 270° mais ça n'est pas évident du tout. Le soleil a de nouveau disparu, et le plafond est bas. 

17H25 : Allumage du moteur. J'en ai marre d'être secoué dans tous les sens, et avec un peu de vitesse cela devrait aller mieux. En plus, j'ai besoin de recharger mon ordinateur. Des dauphins se joignent à nous, mais je n'ai vraiment pas le cœur à jouer avec eux.

17H50 : Tien, encore une bizarrerie. L'eau vient de changer subitement de... Oh Merde !

Et puis les choses se sont enchaînées à une vitesse folle. Je n'ai rien eu le temps de noter et ce n'est que le lendemain que je peux enfin mettre des mots sur ce qui restera, je crois, un des pires moments de ma courte vie de marin.

J'étais en train d'écrire que l'eau venait de changer subitement de couleur. Du bleu sombre, elle venait de prendre une teinte d'un vert laiteux. Au même moment, je m'aperçois que La Boiteuse flotte au milieu d'immenses plaques de Sargasses. Des bancs compactes, de plusieurs milliers de mètres carrés. Et encore au même moment, mes yeux tombent sur l'écran du sondeur, et je vois s'afficher 16 m, 14 m, 12 m, …
Là mon cœur s'arrête. Je reste figé quelques secondes, puis je me précipite dans le carré pour allumer le PC et vérifier où nous sommes. Je sais bien que nous sommes à quelque chose comme 100 milles de toutes côtes, et qu'à priori il n'y a pas de haut-fonds dans la région, mais j'ai besoin de le voir de mes yeux. Un fait exprès, le GPS prend tout son temps pour acquérir ses satellites... Et quand enfin il me positionne sur la carte, c'est au milieu d'une zone où on devrait avoir 2500 mètres de fond, alors que le sondeur indique maintenant 8 m ! Non, 6,5 m !!!

A l'extérieur, c'est l'enfer. Le bateau est immobile dans une mer chaotique. La vitesse est de 0,5 nœud alors que le moteur tourne ! J'accélère et monte à 1200 tours, mais on reste scotché comme une mouche dans du miel. La mer semble bouillir, et les vagues déferlent... à l'envers ! Il n'y a plus un pet de vent, et la bôme bat violemment. Je ne sais plus où aller... Le vent a disparu, les vagues partent dans tous les sens ; j'ai perdu mes repères.
Soudain j'avise à quelques dizaines de mètre le bleu des profondeurs. J'oriente le nez de La Boiteuse vers cette zone et j'accélère encore un peu, 1300 tours/minute. Doucement, mètre après mètre, le bateau avance. Il rampe presque. Au bout d'un temps interminable, j’atteins enfin ce qui me semble être l'eau libre, sauf que le sondeur indique toujours 12 m de fond et que La Boiteuse peine toujours a avancer !

Derrière moi, je peux enfin embrasser du regard ce phénomène. J'aperçois une longue traînée laiteuse recouverte de paquets denses d'algues, perpendiculaire à l'axe du bateau. Elle fait parfois jusqu'à une centaine de mètres de large mais semble n'avoir ni de début, ni de fin. Mais malgré la couleur de l'eau libre, La Boiteuse est toujours engluée. On dirait qu'une force invisible la retient. Je me dis que je dois être pris dans une veine de courant ou quelque chose comme ça, alors j'essaye de longer le bord de cette traînée végétale afin de prendre de la vitesse. J'essaye à droite, puis à gauche, mais il ne passe rien. Je suis toujours quasiment immobile, à la merci des vagues qui font rebondir le bateau comme un bouchon de liège dans une marmite géante d'eau bouillonnante. Je suis complètement paumé. Je ne comprends rien à ce qui est en train de se passer...

Et c'est là que le vent est venu à ma rescousse. Il est apparu comme Zorro, venant de l'est. Dès que je vois ma GV se gonfler, je déroule le foc et grâce à mes deux voiles et toujours le moteur, j'arrive enfin à prendre suffisamment de vitesse pour m'écarter de la zone dangereuse. Le sondeur se met en OFF, signe que nous avons maintenant plus de 100 m d'eau sous la quille, et le GPS me dit que nous faisons route au 30° à 5 nœuds au bon plein. Je commence à respirer, même si je ne suis pas encore sorti d'affaire.
Car dans ma panique et mon empressement à sortir de cette mélasse, je me suis échappé du mauvais côté ! Si je veux reprendre ma route, il va falloir que je traverse de nouveau cet enfer !
Pour l'heure, je longe la zone dangereuse en cherchant des yeux un endroit un peu plus étroit pour traverser. Le soleil est couché maintenant, et je vois de moins en moins. Là ! J'arrête le moteur, et vire, tout en remballant le foc et en choquant la Grand-Voile. Vent arrière, et en profitant d'une grosse vague je m'engage alors à pleine vitesse dans ce magma verdâtre... S'en suivent quelques secondes d'éternité où je crois que je vais m'engluer de nouveau. Le sondeur affiche 5 m... et la vitesse est de 3 nœuds... YES ! On est passé !

Les pires cinquante minutes de ma vie de marin

Il est 18H40, et je viens de vivre les pires cinquante minutes de ma vie de marin. Mais tout va bien maintenant. Les alizées qui avaient mystérieusement disparus depuis ce début d'après-midi, sont tout aussi mystérieusement réapparus. Juste à temps pour me sortir de... De quoi d'ailleurs ? Je ne sais même pas expliquer ce qui m'est arrivé. Et c'est bien ça le pire... J'ai eu la trouille parce que justement je ne comprenais pas ce qu'il m'arrivait.

Vingt-quatre heures après ces événements, je devine un peu mieux ce qu'il s'est passé, même si je n'ai aucune certitudes. A la sorti du Pot au Noir, c'est à dire à la convergence entre la ZIC et le système océanique de l’hémisphère nord, de forts courants de surface ont récolté et concentré des tonnes et des tonnes de sargasses. Celles qui, à quelques centaines de mille de là échouent en masse sur les plage de Martinique et de Guadeloupe, se sont retrouvées amalgamées entre elle sur plusieurs mètres d'épaisseur jusqu'à former... Une île flottante !
Et c'est dans ça, sur ça, que La Boiteuse s'est échouée. D'où la couleur de l'eau qui change, le sondeur qui s'affole, la quille qui s'englue dans les algues, le bateau qui n'avance plus...

Voilà mon explication issue du recul et de la réflexion. Si parmi mes lecteurs il y en a qui ont un jour rencontré un phénomène similaire, je serais curieux de recueillir leur témoignage. Position de l’île flottante : 05°17.0816N 50°02.5394W.

19H00 : Je suis vanné, physiquement et surtout nerveusement. Mais avant de me reposer, il faut que je mange... Kourou est à 149 milles.

Le mercredi 17 juin 2015 – Repos et cogitations

06H00 : je devrais être en train de faire le point, mais pour tout vous dire je m'en tamponne un peu de savoir où je suis, combien de milles j'ai fait et dans quelle direction. Je m'en bat les couilles mais à un point... Là, ce que je veux, c'est savourer mon café sans m'en renverser dessus, et fumer ma pipe en regardant le soleil se lever...

Bon, la première partie de la nuit a été Rock&Roll puisque La Boiteuse s'est fait rouler deux fois dans des déferlantes. Le bateau se couche, tout valdingue à l'intérieur comme à l'extérieur (chatte comprise), et le cockpit se rempli d'eau avec moi allongé dedans...Vous savez, il arrive un moment où vous ne pouvez pas être plus mouillé que vous ne l'êtes déjà. Passé ce stade, il ne vous reste plus qu'à vous pelotonner dans votre duvet et attendre que votre chaleur corporelle transforme ce bain froid en une douce tisane tiède... Bref, vers la fin je me suis quand même pelé grave.
Sinon, vers minuit les étoiles ont commencé à apparaître, le vent s'est calmé, et les vagues ont arrêté de se casser la gueule dans mon bateau. Depuis, on avance plein Est au vent arrière... et voilà.

Touline est restée consignée 36 heures dans le bateau et je vous prie de croire qu'elle apprécie de prendre l'air. Surtout si c'est pour trouver un gros poisson volant juste sous la barre ! Brave fille... Je trouve qu'elle a été admirable pendant cet épisode. En fait, dans le genre tu-restes-dans-ton-coin-et-tu-fais-pas-chier, elle a été parfaite.

Qu'est-ce qui va encore me tomber dessus ?
06H45 : Ça s’obscurcit à l'Est... Qu'est-ce qui va encore me tomber dessus ? Ce serait trop demander d'avoir une dernière journée tranquille, histoire d'arriver peinard ? Non ?

07H10 : On a fait cinq nœuds de moyenne cette nuit. C'est bien. Par contre au lieu de faire du 270° on a fait du 300°... Ça, c'est moins bien. A cause de la fatigue et du stress, je me suis laissé emporté un peu trop vers le Nord.
J'empanne, cap au 250° sous GV seule. L'île du Salut est pile à 100 milles. Paradoxalement, si je ne veux pas arriver de nuit, il ne faut pas que j'aille trop vite. Logiquement, on devrait arriver demain matin... J'ai également regardé l'option St Laurent du Maroni (puisqu'il fait beau et par acquis de conscience), mais franchement j'en ai plein le cul. Donc ce sera Kourou !

07H40 : L'océan a changé de couleur. Il est plus sombre, presque noir avec des reflets vert sombre. Je pense que c'est parce qu'on se rapproche des côtes. Mêmes les sargasses, moins nombreuses cependant, sont marrons au lieu d'être beiges.

08H00 : J'ai fini Walhalla de Clive Cussler. Hier je n'ai pas pu lire de toute la journée.

10H35 : Je sais bien que je ne dois pas aller trop vite, mais là je peine à faire mes 3,5 milles à l'heure, toutes voiles dehors et au travers. Je pense que, comme hier, je dois me trouver dans un courant contrariant (ou bien contraire, comme vous voulez). J'espère que ça va évoluer parce sinon on est bon pour arriver demain dans l'après-midi. Quoique... On s'en fout un peu non ? L'important, c'est d'arriver.

11H45 : Ah tien ! Je vous annonce que la deuxième jambe de mon régulateur a rendu l'âme. Cela a dû arriver cette nuit, lorsque La Boiteuse s'est fait rouler dans les vagues... Je suis surpris qu'elle ait tenu aussi longtemps. La jambe je veux dire. Sauf que cette fois-ci, c'est la patte de fixation qui a cédée. Ce sera la mission prioritaire dès mon arrivée à Kourou : Trouver quelqu'un qui travaille l'inox.

Les Urgences à la Gwen
11H50 : Zut ! Alors que je m’apprêtais à lâcher mon ris numéro un, je me suis arraché un bout du gros orteil gauche. Je me suis fait un pansement à la Gwen... Sopalin et adhésif électrique.

12H00 : Alors... Il nous reste 86 milles à faire. Ce qui, si nous conservons cette moyenne d'escargot, nous fera arriver demain vers... 14H30. Ce qui correspond pile poil aux horaires de la marée (la basse mer est à 12H15). N'empêche, si je pouvais gratter un peu de vitesse...

12H30 : Je me suis fait des pâtes au thon. On dirait que le vent se lève.

14H30 : J'ai un peu dormi, et au réveil, tout en sirotant mon café, je me posais la question du bien-fondé de ma décision de me rendre à Kourou plutôt qu'à St Laurent comme prévu initialement.
Le fait est que si j'avais choisi St Laurent au départ, c'était parce que je me disais que comme c'est à la frontière avec le Suriname j'étais plus à même d'y rencontrer des douaniers. Rapport avec mes problèmes de visa avec le Brésil.
Mes amis eux, je parle des équipages du Capsun, de la Bella Flora et du Eole, étaient (ou sont encore), tous à Kourou parce que c'est plus sympa et qu'il y a le Centre Spatial, tout ça... Lorsque je suis parti, Caroline (de Capsun) m'a dit : « On y sera quand tu arriveras ! ». Et elle parlait de St Laurent.
Et ce que j'espère moi, c'est qu'ils ne seront pas encore partis de Kourou ! Vous me suivez ?

C'est un pari que je fais là... Car si ils sont déjà tous barrés à ma rencontre à St Laurent du Maroni, je vais me retrouver tout seul comme un con à Kourou. Vous me suivez toujours ?
Voilà donc où j'en étais de mes réflexions.

14H40 : Ça y est, nous sommes sur le plateau continental. 106 mètres de fond.

Faut que ça sèche !
16H05 : De toute façon (je viens de vérifier sur l'ordinateur), je n'aurais pas pu rejoindre St Laurent en temps et en heure pour être raccord avec la marée du matin. Et la remontée du fleuve jusqu'à la ville représente une trentaine de mille !
Qu'est-ce qui m'a pris de vouloir aller là-bas ? Non, Kourou est définitivement le meilleur choix.

16H40 : N'empêche, c'est une belle journée pour naviguer. Du soleil, juste un peu de vent mais pas trop. Une petite houle d'un mètre pile au cul du bateau... Si la nuit à venir est du même acabit, je pourrais dire que je finis cette course en beauté ! Quand je pense à hier... J'en ai encore des nœuds à l'estomac.

19H15 : Fiouuuu... Je viens de passer deux heures a essayer de ce qui peut clocher avec l'enrouleur du foc. Sans avoir trouvé, d'ailleurs. Je crois que c'est la drosse qui est trop usée... Mais je n'en suis pas sûr. Là, j'ai réussi à enrouler complètement le foc et on va continuer avec la GV seule pour la nuit. J'ai les mains en sang... Encore une chose à faire lors de la prochaine escale. Je crois qu'il est temps que j'arrive, non ? Parce que la liste des choses à faire commence à être longue.

19H20 : Sinon, à part ça, il nous reste 60 milles à faire. On fait un peu moins de 4 nœuds, donc si ça se maintient on devrait arriver aux Îles du Salut demain vers midi. Après, il y aura encore dix milles à faire et on y sera !

20H00 : Dernier bol de nouilles déshydratées. Demain soir je me fais un resto !

Le jeudi 18 juin 2015 - L'arrivée

Dernier matin
05H20 : Il fait encore nuit, et je viens de terminer mon café. En fumant ma pipe je regarde vers l'avant. Un peu sur tribord, j'aperçois un halo orangé... Kourou est là, à une trentaine de milles. Je pensais être en mesure d'apercevoir le phare de l'Île Royale, mais nous n'avons pas été très vite cette nuit. J'attends qu'il y ait un peu plus de lumière pour lâcher mon dernier ris pour gagner un peu plus de vitesse.
N'empêche, j'ai du mal à réaliser que c'est pratiquement fini.

05H55 : Ça y est, j'ai la GV haute. Sauf qu'avec le jour qui est arrivé je peux voir toute une flopée de cumulus qui m'arrive dessus. Argh !
Bon, je suis à 160° du vent, donc en principe ça devrait aller. Ce que j'espère c'est ces mignons ne vont pas trop lever la mer parce que l'approche finale est plutôt scabreuse avec des haut-fonds et un chenal plutôt étroit... M'enfin, on verra bien.

06H00 : Il reste 26 milles à faire. 36, si l'on compte l'arrivée au mouillage.

06H40 : C'est bien ma veine ! La Guyane c'est tout plat. Conséquence, il va falloir que j'attende encore deux ou trois heures avant de pouvoir crier : Terre !

07H50 : Chouette ! Les nuages m'ont épargné ! (En même temps, un peu plus de vent aurait été utile)

08H00 : Il reste 18 milles. A quatre nœuds, on y est dans quatre heures et demi. Parfait !

09H00 : Rhoooo... Vous savez quoi ? J'ai hâte de pouvoir m'acheter un paquet de VRAI tabac à pipe ! Un Amsterdamer serait parfait. Et puis manger des VRAIES pâtes ! (Y'en a pas au Brésil, ils font ça avec de la semoule et c'est insipide. A moins d'acheter des pâtes d'import, genre Barilla, mais ça coûte un bras) Même si je me doute que cela ne doit pas être donné, je crois que je vais me faire un peu plaisir en arrivant.

09H10 : Terre en vue ! Je vois une île ! Non, deux ! Hiiiiiiiiiihaaaaaa !!!

Hiiiiiiiiiihaaaaaa !!!

09H50 : Ça y est ! J'aperçois également quelques collines sur le continent. Ce n'est pas aussi plat que dans mon souvenir, finalement la Guyane !

11H30 : J'ai mangé quelques pâtes au thon. J'ai préféré manger plus tôt, parce que je sais que plus tard, avec le stresse, je risque d'oublier.

12H00 : Allez, j'allume le moteur. J'en ai marre de voir cette terre qui ne se rapproche pas.

12H50 : Putain, je n'aime vraiment le bruit que fait mon arbre d'hélice... J'ai hâte qu'on arrive. Plus que deux heures.

13H53 : J'embouque le chenal en laissant la première bouée rouge sur tribord comme il se doit.

14H18 : Merde, le sondeur vient de me lâcher ! Il indiquait 3,70 m et puis... plus rien. Je pense que c'est dû à la turbidité de l'eau. On dirait de la boue liquide.

14H22 : Le sondeur remarche. Non, pardon, il vient de s’éteindre de nouveau. Ah, ben si, il marche...

14H26 : Une vedette de la douane me double à fond la caisse. Je salue innocemment de la main. C'est drôle quand même, pour mon retour en territoire français après quatre ans d'absence, et bien ce sont les douaniers qui constituent le comité d'accueil !

14H35 : J'affale la GV. Comme le chenal est assez étroit, je suis obligé de faire ça avec un vent de travers. C'est pas facile.

14H40 : J'ai un gros doute sur les horaires de marée... En plus il fait une chaleur, je ne vous raconte pas.
Il n'y a plus qu'à passer le coude de la rivière, non pardon, du fleuve, et je devrais apercevoir les pontons du CSG (Centre Spatial Guyanais). Et là, ce sera la surprise... Ils sont là ou pas là mes copains ?

14H50 : Ben... Y'a personne. Merde, je suis déçu là... Fait chier.

Bienvenu en France !
14H56 : Attend... C'est un Bavaria 46 que je vois amarré à cette grosse bouée grise ? Oui ! C'est La Bella Flora ! Bernard et Françoise sont là !

15H00 et des boulettes, je jette la pioche dans le lit du fleuve alors que Bernard et Françoise me rejoignent en annexe. Putain ça fait du bien de voir des visages amis après tous ces jours en mer !

Et voilà ! Ainsi se termine le récit de cette navigation. Au bilan, 1478,7 milles de parcourus en treize jours et sept heures. Le régulateur d'allure est cassé, la barre a du jeu, l'enrouleur de foc est HS, l'arbre d'hélice doit être réaligné... Donc, j'ai un peu de boulot devant moi. Mais je suis content d'être arrivé... Me voici dans le département de la Guyane !

Dis, c'est une île qu'on voit là-bas ?
On arrive !
La pointe de Roches et l'entrée du fleuve Kourou
Bravo Papa ! Mais, quand est-ce qu'on va à terre ?
La Boiteuse au mouillage
La Bella Flora comme comité d'accueil, génial !