mercredi 30 septembre 2015

Du Suriname à Trinidad - 2/2

10°40.788N 61°37.257W
Carenage Bay, Trinidad

Le lundi 21 Septembre 2015 – Thon jaune et stratégie

05H30 : Nuit inconfortable. La Boiteuse a roulé comme une barrique, malmenant mon petit corps qui a eu du mal à se caler. Sinon, RAS. J'ai fait de mon mieux pour garder le cap, et pour la distance parcourue, on verra tout-à-l'heure.

06H00 : Exactement la même distance que la nuit précédente : 46 milles en 12 heures. Sauf qu'on a fait un peu trop d'Ouest et pas assez de Nord. Le ciel s'illumine peu à peu. Je coupe les feux.
Comme prévu, demain matin nous devrions être en vue des côtes de Trinidad. Ensuite, il restera encore 70 milles pour contourner l'île par le Nord et rejoindre Carenage Bay.

07H45 : Bingo ! Un petit thon jaune a décidé de se suicider sur ma ligne de traîne !


08H40 : Ah ben ça alors... Après deux jours à glander voilà que nous avons enfin un vent digne de ce nom. 4,5 nœuds de vitesse fond avec des pointes à 5,5 nœuds. Il faut que j'en profite pour optimiser ma route. Je tourne la molette du régul' de 5°.
En faisant u n tour d'horizon pour la forme, je me rends compte qu'il y a de plus en plus de sargasses. Pas encore de bancs compacts, mais quand même...

12H00 : 3,96 nœuds de moyenne sur six heures ! On frôle les quatre nœuds vous vous rendez compte !!? Non mais sérieux quoi... Heureusement qu'il me reste encore un peu d'humour.
Bon sinon, ce midi c'est darnes de thon grillées sur leur lit de vermicelles chinoises parfumées aux oignons et aux épices d'orient. C'est royal !

12H40 : Bouh... Après une ventrée pareille une petite sieste s'impose. La vie est belle !

15H30 : Je ne vous l'ai pas dit mais il y a quelques cargos et pétroliers sur ma route. Là, j'en ai trois à la queue-leu-leu sur tribord. De même, les fonts remontent et bientôt ce seront les plates-formes pétrolières qu'il va me falloir avoir à l’œil. Tien, ça me donne une idée d'ailleurs...


18H20 : Tout à ma lecture (La griffe du chien de Don Winslow, un roman passionnant), j'ai loupé mon point du soir. Pas grave. 3,95 nœuds en six heures au 310°, c'est bien. Je prévois d'aborder le passage entre les deux îles, le Galleons Passage, demain matin vers six heures. Ça veut dire que la deuxième partie de la nuit risque d'être un peu, comment dire, compliquée.

18H35 : Les sargasses se font de plus en plus denses. Il faut que je surveille le fletner du régulateur car ces saloperies se prennent dedans.

Zozio numéro Un
19H05 : Et allez... C'est reparti pour un tour. En plus d'une hirondelle, cette fois-ci il s'agit d'un de ces fous à casquette blanche, les mêmes que pendant la transat, qui a décidé de squatter la capote. J'attache Touline.

19H25 : Je n'ai pas très faim ce soir... Trop mangé de thon à midi. Je m'avale quand même deux mini-bananes.

21H30 : Moi qui voulait dormir un peu en première partie de nuit, c'est raté. Ça grouille de cargos. Et ces cons passent vraiment très près... Le vent se renforce, 5 nœuds de vitesse fond. Première plate-forme visible sur tribord.

Le mardi 22 septembre 2015 – Ça se complique

Zozio numéro Deux
01H45 : Je n'ai toujours pas fermé l’œil... Nous sommes en train de doubler les plates-formes. J'en compte une demi-douzaine. Plus les cargos, porte-conteneurs et autres pétroliers... Ça en fait des lumières !

01H50 : Oh ! Lumières de l'île de Tobago sur tribord !

02H35 : Ça-y-est, les plates-formes sont derrière nous. Pour l'instant j'ai dû dormir quarante-cinq minutes à tout casser.

04H30 : On entre le le Galleons Passage. Je dé-tangonne le foc et je lofe de 40° pour commencer à longer la côte nord de Trinidad.

06H15 : Le jour se lève. Au total je pense que j'ai dû dormir deux heures cette nuit. Les plates-formes sont loin derrière maintenant. Sur tribord arrière on aperçoit Tobago, et sur bâbord avant l'île de Trinidad. On a marché à quatre nœuds toute la nuit J'espère qu'une fois sorti du Galleons passage le vent ne me laissera pas tomber... Objectif du jour : Avaler les 70 milles qui nous restent à faire le plus vite possible, tout en longeant la côte et en profitant du paysage. Dormir aussi, ça serait bien... Allez, on dit qu'à quatre nœuds on arrive ce soir sur les coups de 23H30 !

L'île de Trinidad en vue !
07H00 : Vous voulez que je vous dise ? D'où je suis l'île de Trinidad est superbe ! Avec ces montagnes toutes vertes couvertes de nuages, c'est pile poil l'image que je m'étais faite dans ma tête. Une frégate nous survole.
Au fait Touline ! Tu sais ce qu'on va voir comme truc incroyable quand on sera arrivé ? Des pélicans !!! Oui, j'te jure ! Tu verras, ce sont de gros oiseaux tout bizarres avec un bec dans lequel tu pourrais tenir toute entière.

07H30 : J'ai descendu le pavillon surinamais et hisser le pavillon Q. J'ai un aveu à vous faire, j'ai omis de potasser les instructions nautiques concernant Trinidad et je ne sais pas trop comment je dois débarquer là-bas. Faut-il que je m'annonce à la radio en arrivant ? M'enfin, je vais aller directement au TTSA et on verra bien. Patrick (Capsun) m'attend là-bas et il m'expliquera tout ce qu'il y a à savoir.
Ah ouais, il y a une chose que je sais par contre, c'est que Touline n'est pas la bienvenue dans cette île... Comme la plupart des anciennes colonies britanniques, Trinidad a gardé une législation sur les animaux de compagnie complètement débile. Donc, motus et bouche cousue en ce qui la concerne... De toute façon, je pense qu'on va rester la plupart du temps sur bouée, donc cela m'étonnerait que l'on vienne me chercher des noises. Par contre, lorsqu'il faudra sortir le bateau pour la carénage, il va falloir ouvrir l’œil et le bon !

07H40 : Joli le courant ! On fait des pointes à sept nœuds alors que les voiles ne sont même pas gonflées par le vent, c'est dingue !

08H20 : On est toujours dans une veine de courant portante. Je voulais me rapprocher de la terre pour profiter de la vue, mais une telle aubaine ne se refuse pas. La Boiteuse glisse sur une mer d'huile à cinq nœuds... C'est magique !

09H40 : Pfff... C'était bien le temps que ça a duré, mais maintenant nous n'avons plus ni vent ni courant. Peut-être qu'en me rapprochant de la terre je pourrais bénéficier d'un effet de site ? On va essayer...

10H00 : J'entends le bruit que font les vaguelettes à deux ou trois cents mètres alors que là où nous sommes c'est le silence complet. Il y a des veines de courant (et de contre-courant) un peu partout et nous avançons selon leurs bons vouloirs. La mer bout même par endroit. Si seulement on avait un peu de vent pour passer tout ça...

Des montagnes, enfin !
12H00 : 24 milles parcourus en six heures. C'est normal étant donné la vitesse de dingue qu'on a eu en début de matinée. Mais si je tiens compte de la vitesse actuelle nous ne sommes pas arrivé avant demain matin 07H00... Je n'ai qu'un mot à dire, c'est déplorable. Il reste 48 milles à faire.

12H15 : Ah tiens, un voilier est en train de remonter la côte dans l'autre sens ! C'est vrai que nous sommes dans les Caraïbes maintenant, et il va falloir que je m'habitue à rencontrer plus de mes congénères.

12H25 : Jésus-Marie-Joseph ! Voilà un thermique ! On fait des super-pointes de vitesse à 3,5 nœuds ! Alléluia ! (Non, j'rigole, c'est la misère)

14H00 : On arrive autour de minuit si tout va bien. Si le moteur accepte de démarrer bien sûr... Parce que s'il refuse, je vais devoir tirer des bords dans le golfe de Paria.

14H15 : J'espère que là-bas la bouffe est vraiment meilleure qu'au Suriname. Il paraît que oui, d'après Patrick. J'ai lu aussi que T&T était le pays d'origine des steel bands. Plus exotique et symbolique il est difficile de faire mieux, n'est-ce pas ? Quant au climat politique et social, je n'ai aucune info pour l'instant. Si j'ai le temps (et je ne vous garantis rien) je me pencherai sur la question.
La côte nord de Trinidad est vraiment splendide avec ces hautes montagnes qui tombent à pic dans la mer. Et partout de la forêt... 
On est presque arrivé
15H00 : 24 + 14 = 38 milles. Je vais devoir passer la Boca Grande de nuit. Ensuite, c'est l'inconnu en ce qui concerne le vent. Y'en aura, y'en aura pas... No sé. Mais il y a quand même de grandes chances que je doive me taper les 14 derniers milles au moteur. Et si celui-ci refuse de démarrer... M'enfin, on verra bien. J'ai encore six heures devant moi pour réfléchir à la question.

15H50 : Merdouille, le vent tombe. J'ai carrément les voiles qui pédalent dans la semoule. Le régulateur décroche, et c'est le courant (pour l'instant favorable) qui nous pousse à 1,5 nœuds.

17H00 : Ça me tue ces arrivées merdiques... Ces fins de nave qui s'éloignent au fur et à mesure qu'on s'en rapproche. On dirait un jeu de gamin de cour de maternelle et ça m'énerve !

17H25 : Il y a une île sur bâbord, qui s'appelle Seau d'eau Island. C'est joli ces mélanges de noms français et anglais. Pittoresque n'est pas le mot que je cherche. Exotique non-plus... Euh... Choupinet ?

18H00 : Contre toute attente on a fait du 3,7 nœuds de moyennes ces six dernières heures. Reste 16 + 14 = 30 milles. Pour ce qui est de savoir quand on arrive, là franchement je n'ai plus envie de faire de prévisions. Pour l'instant nous sommes encore dans une veine de courant favorable. Les voiles battent et La Boiteuse est ingouvernable, et pourtant nous faisons quand même du 2,5 nœuds.

18H15 : YES ! Mercedes s'est faite un peu tirer l'oreille, mais elle a démarré ! J'ai décidé d'abréger mes souffrances et de terminer cette nave au moteur. Je vais quand même rajouter 20 litres de gas-oil, ça ne peut pas faire de mal.

18H45 : Un autre point délicat vient d'être réglé car je viens d'enrouler le foc. Putain, j'en ai chié... Apparemment d'avoir changé la drosse en Guyane n'a pas suffi, il doit y avoir quelque chose qui coince quelque part... Heureusement que je n'ai pas eu à le faire dans des conditions plus musclées ! Voilà encore un truc à rajouter sur la longue liste des choses à faire...

Boca Grande en ligne de mire
19H00 : Le soleil se couche et à contre jour j'ai Boca Grande en ligne de mire, et j'aperçois derrière les montagnes vénézuéliennes. Je ne sais pas si je vous l'ai déjà dit, mais j'adore voir du relief lorsque j'arrive quelque part. Après des mois de bassin amazonien, de voir de grandes et vraies montagnes est un plaisir.

19H50 : J'ai mangé mon dernier bol de nouilles instantanées. J'aperçois le phare de l'île de Chacachacare qu'il va me falloir contourner pour entrer dans le golfe. J'ai pensé un temps m'arrêter dans cette île pour la nuit, pour repartir le lendemain avec la lumière du jour... Et puis non, Patrick m'attends et je ne suis pas sûr que le moteur redémarre demain matin.

21H11 : Bon les enfants, là on a un gros problème. Le tourteau de l'arbre d'hélice vient de lâcher. Pendant quelques secondes il y a eu comme des vibrations et un drôle de grincement. Puis tout à coup on n'a plus entendu que le ronronnement du moteur... Je n'ai plus le choix maintenant. Je dois continuer et finir à la voile.

21H20 : Après quelques minutes de flottement, j'ai passé en revu mes options et je me suis repris. Tout ça n'est pas si grave finalement, et pour l'instant je ne suis pas en danger. Et après tout un voilier c'est fait pour avancer à la voile non ? A priori, j'ai suffisamment d'expérience pour gérer...

21H45 : J'évite de trop penser à la suite des événements... Je me dis qu'il faut que je prenne les problèmes au fur et à mesure qu'ils se présentent. D'abord passer cette foutue boca malgré le vent faible et les courants dans tous les sens. Ensuite, on verra bien comment ça se passe.

23H00 : RAS. L'entrée de la bouche est en ligne de mire. Je longe le nord de l'île de Chacachacare à quelques encablures des falaises. J'entends les vagues qui s'y fracassent. Le vent joue à cache-cache avec le relief. On passe de la pétole totale à des surventes modérées en fonction des trous dans le paysages... Le souci c'est que malgré le stress je commence à avoir sommeil. J'ai les paupières lourdes. Je vais me faire un café tiens...

23H10 : Pendant que je sirote mon café en fumant une clope, nous avons la visite de quelques dauphins qui viennent jouer autour de La Boiteuse. Je ne les vois pas vraiment, juste quelques remous sous le clair de lune, mais j'entends leurs souffles et le bruit des plongeons. C'est beau et quelque part (j'ai honte), j'ai envie de croire que c'est de bonne augure. En tout cas, mon stress est en chute libre.

23H25 : Ça y est, nous y sommes. On est dans la Boca Grande. J'ai le Venezuela sur ma droite et Trinidad sur ma gauche. Cap au Sud.

23H30 : Bizarre... On vient de se faire rattraper, avec un bruyant frissonnement, par un courant de marée. Plus un nœud au loch. Depuis un moment je joue avec les courants et les risées... C'est une navigation assez fine qui demande pas mal de concentration et de réactivité. Finalement, ce n'est pas si désagréable... En tous cas le grondement des falaises toutes proches est là pour me maintenir éveillé !

Le mercredi 23 septembre – Une arrivée coolissime

Des lumières partout
00H10 : On sort des bouches, et de l'autre côté c'est une autre paire de manche. Il y a du vent, des vagues et des lumières partout. J'aperçois Port of Spain, et pas mal de bateaux au mouillage. De gros bateaux d'exploration pétrolière, illuminés comme des sapins de Noël.

00H40 : A vol de mouette il reste dix milles à faire. Sauf que le vent est orienté au Sud-Est... C'est à dire qu'on l'a dans le pif. Il va falloir que je louvoie comme on dit... Ok, j'estime que pour faire ça en deux bords de prés serré, il faut que je continue sur ce bord-là pendant encore au moins une heure. Cap au Sud à 3,5 nœuds. J'ai le champ libre aussi je vais essayer de dormir un peu...

00H50 : Ça me vient à l'esprit maintenant ! Le bon côté de ces bords à tirer c'est que je devrais arriver à destination avec la lumière du jour !

01H55 : Merdouille ! Le vent s'oriente à l'Est maintenant. Je vais être obligé de continuer au 150° pendant encore une heure et demi... Fait suer !

03H15 : J'en ai profité pour dormir une quarantaine de minutes.

03H25 : Allez, ça doit être bon maintenant. On vire de bord.

03H35 : Et merde... Je ne pense pas qu'on puisse y arriver en deux bords comme prévu. Il va me manquer 10°... Bon, c'est pas grave. Je me rapproche du but et c'est déjà pas mal.

04H00 : J'ai réussi à me faire une autre tasse de café malgré la gîte et le tangage. On file à 4,5 nœuds, au prés ultra-serré, toutes voiles dehors. Ce bord, tribord amure, est beaucoup plus efficace que l'autre.

04H10 : J'ai échafaudé un plan. Vu le vent, et la configuration des lieux je pourrais à la rigueur mouiller tout seul, mais je doute de pouvoir attraper une bouée. Le plan c'est donc de tirer des bords devant le TTSA jusqu'à ce qu'il fasse jour et que quelqu'un me remarque. Putain, je ne sais même pas sur quelle fréquence je pourrais les appeler... J'suis nul !
Bon allez, il fait jour dans trois heures et d'ici là j'ai un autre souci à régler. Devant moi j'ai toute une flopée de gros culs au mouillage qui forment comme un rideau. Il va falloir que je me faufile...

04H22 : Cool ! J'ai un dauphin qui fait des bonds sur tribord !

04H33 : Là je suis en train de passer entre deux monstres d'acier hauts comme des immeubles de six étages. C'est chaud !

05H00 : Je vire de bord pour éviter un gigantesque navire de forage. Le vent est en train de tomber on dirait. J'ai faim... je m'enfile deux bananes pour me caler l'estomac.

06H00 : J’enchaîne les virements de bord depuis un moment. Je ne les compte plus. A un moment j'ai fait l'erreur de vouloir passer sous le vent d'un de ces monstres, et je me suis retrouvé empétolé à quinze mètres d'une muraille d'acier. J'ai eu un petit moment de flip... Maintenant je fais gaffe de passer au vent pour rester manœuvrant. J'en suis au troisième rideau de bateaux au mouillage. Il en reste encore un à passer, plus un chapelet de petites îles que je n'arrive pas encore à distinguer dans le noir. Heureusement que j'ai Opencpn !

On est passé !
06H20 : YES ! Il commence à faire jour ! Et juste au même moment j'ai une petite bande de dauphin qui se joint à moi pour le dernier bord !

06H45 : Allez, il reste une petite île et une pointe à passer et on y est. L'ancre est à poste, prête à être mouillée. Les dauphins sont toujours là à jouer autour de La Boiteuse. Dans le soleil levant j'aperçois des pélicans qui volent en escadrille ! Wahou... Ça c'est coolissime comme arrivée !

06H50 : Le vent est presque tombé. Il reste juste une légère brise. J'en ai profité pour enrouler tant bien que mal le foc au trois quart. Je frôle l'îlet de Carera Island et j'entends des coqs qui chantent !
Je vais peut-être y arriver tout seul finalement...

Carenage Bay
07H10 : Ça y est, je vois les voiliers au mouillage dans le fond de Carenage Bay. Pour l'instant on est poussé au vent arrière à deux nœuds et des brouettes. Je prends le risque de me rapprocher.

Je m'approche en effet, jusqu'à frôler la coque du Capsun. Je gueule : « Patrick ! » et c'est le chien Coyote qui me répond. Il est 06H15 heure locale, et tout le monde dort... Sauf peut-être ce voilier que je vois là-bas en train de remonter son annexe. Je m'approche encore et je demande en anglais si on peut me filer un coup de main pour accrocher une bouée. La femme sur le pont me répond qu'elle ne comprend pas ce que je dis avec un accent français ! Chouette, des compatriotes ! Je suis sauvé !
Je répète ma demande en expliquant que mon moteur est HS et que j'ai besoin d'un petit coup de main (et pendant ce temps là La Boiteuse empanne et continue à dériver entre les bateaux). Et c'est là que son mari qui l'a rejoint me répond qu'ils ne peuvent pas m'aider parce qu'ils s'en vont...

Je suis tellement scié que la seule chose que j'ai trouvé à répondre c'est : « D'accord... Bon vent alors ! ». Le type a sans doute décelé la pointe d'amertume que j'ai dans la voix, ou alors il a réalisé l'énormité de sa réponse, car il se rattrape en me suggérant de me mettre à couple d'une coque en bois qui est là, et d'attendre que les employés de la marina viennent m'aider quand ils embaucheront.

A couple, à couple...
A couple, à couple... C'est plus facile à dire qu'à faire car le bateau en question, il est derrière moi maintenant ! Je lofe, vire de bord, puis fait abattre La Boiteuse pour empanner une deuxième fois et me présenter pour aborder le bateau (en fait, je fais un tour complet si vous préférez). La Boiteuse a tout juste assez d'air pour être manœuvrable. Le bout-dehors cogne un petit peu sur la bordée. Je cours à l'avant frapper une amarre et nous voilà immobilisé ! Le temps de mettre deux pare-battages entre lui et moi, Touline a déjà bondit et pris possession de notre nouveau voisin.

Ouf ! La Boiteuse est arrivée à bon port ! Il est 07H30 du matin (heure de Paramaribo), et je viens de me taper 575 milles en 5 jours, vingt-deux heures et trente minutes. J'ai dormi moins de quatre heures ces dernières quarante-huit heures et je viens en prime de réaliser une arrivée sous voile pas trop moche... Franchement, je crois que j'ai bien mérité de me reposer !

Ma nouvelle vue !

lundi 28 septembre 2015

Du Suriname à Trinidad – 1/2

10°40.788N 61°37.257W
Chaguaramas, Trinidad

Le jeudi 17 septembre 2015 – Adieu le Suriname


06H40 : Le soleil se lève. J'ai environ quatre heures avant la renverse. Quatre heures pour terminer de préparer La Boiteuse, c'est plus qu'il n'en faut. Aujourd'hui, et après une des escales les plus courtes de l'histoire de ce voyage (vingt-quatre jours), je quitte le Suriname pour l'île de Trinidad. 570 milles au portant avec un maximum de 20 nœuds de vent. Logiquement nous devrions arriver dans la nuit de mardi à mercredi prochain.
Nous partons à trois bateaux : La Boiteuse, La Bella Flora et Pelagos. Ces deux derniers vont faire escale à Tobago avant de venir me rejoindre à Trinidad le mois prochain. Ce qui signifie que nous devrions naviguer plus ou moins de concert pendant la journée, mais ensuite nos bateaux respectifs se sépareront pour aller chacun de leur côté.

07H20 : Quand je suis arrivé à Domburg, et étant donné la configuration des lieux, j'ai tout de suite pensé à mon départ... Non c'est vrai, j'vous jure ! Depuis un paquet de temps je rêve de faire un départ à la voile, et c'est ce que j'ai décidé de faire ici. Mais comme je ne suis pas complètement taré, je vérifie quand même que Mercedes fonctionne. Ok, c'est bon, ça démarre au quart de tour.

08H15 : Bon ben... Je suis prêt. Y'a plus qu'à attendre que le courant du fleuve s'inverse et me mette face au vent, afin que je puisse hisser la Grand-Voile. Ça souffle joliment. Je sens que je vais me régaler à descendre ce fleuve !

Je la tiens !
08H35 : Encore quelques minutes à poireauter. Je vais me faire un café tien... Ça va me détendre. Touline elle, se détend à sa façon en jouant avec l'écoute de foc.

09H00 : Allez, c'est l'heure... Je hisse le la GV et je largue la bouée. Le bateau commence à dériver lentement puis vire en prenant le vent. Un petit tour pour saluer les copains, quelques coups de corne de brume, et nous voilà partis.

09H30 : Nous descendons le fleuve tranquillement. Vraiment tranquillement. Deux nœuds au loch. Le vent est tombé.
Apparemment l'enrouleur de voile d'avant fait encore des siennes... Je ne comprends vraiment pas ce qui peut clocher.


11H00 : Pétole. C'est le courant qui nous fait avancer à trois nœuds.

11H40 : La Bella Flora et Pelagos me rattrapent et me doublent juste avant de passer le grand pont. Oh les tricheurs ! Ils sont au moteur eux !

12H00 : Après le virage où gît l'épave du Goslar, je me retrouve face au vent. Il est peut-être temps d'allumer le moteur.
Oups ! On a un problème les enfants... Voilà que le préchauffage ne fonctionne plus ! Putain, ça marchait comme sur des roulettes tout-à-l'heure !

12H10 : Bon ça y est, Mercedes a enfin démarré. Mais il a fallu que je tire pas mal sur les batteries pour y arriver. Il se passe quoi là ?

13H00 : On ne va pas tarder à avoir un autre souci. C'est toujours la pétole, et c'est l'heure de la marée montante... Bientôt je vais reculer !
En plus il fait une chaleur à crever.

14H00 : On sort du fleuve, et le vent est là. Je continue encore au moteur le temps de parer tous les dangers. Le chenal est étroit et les fonds très hauts de chaque côté, alors autant rester dans les clous.

14H20 : Arrêt du moteur. Cap au 300° à 5 nœuds au près. Ce n'est pas exactement ce qui était prévu, mais je dois bien faire avec.

15H00 : Le près serré c'est chiant, moi je vous le dis. Mais je n'ai pas le choix.

16H10 : Ça-y-est, je peux enfin abattre de 20°. On est toujours à 50° du vent apparent avec un peu trop de toile. La Boiteuse gîte un peu... Les fonds commencent à descendre ; 5 mètres maintenant.

16H50 : La Boiteuse est sur les rails. Cap au 320°, au bon plein, toutes voiles dehors. La route est libre, je peux relaxer. Enfin.
Mine de rien cette journée aura été plus éprouvante que je ne l'avais présupposé. La tension, le fait de rester debout la plupart du temps en plein cagnard, tout ça m'a pas mal fatigué.
Même si le ciel est parfaitement bleu, la mer elle est moche. Les vagues sont courtes et frappent la coque par le travers et c'est désagréable. Normalement cela devrait adonner pendant la nuit... Je dis bien « normalement », parce que le NNE qu'on a en ce moment n'était pas prévu au programme lui !

18H00 : J'abats encore de 20°, et ça devient un poil plus confortable. Un poil. A 85° u vent on fait des pointes à 5,5 nœuds.

19H00 : Le soleil se couche sur une mer toujours laiteuse. Demain, lorsqu'il fera jour de nouveau, l'eau aura retrouvé ce bleu profond. La terre à disparue derrière moi, et les voiles des copains devant moi. On est seul, Touline et moi.

19H20 : J'ai mangé. Je vais essayer de dormir maintenant. Et vu ma fatigue je ne pense pas que cela devrait représenter quelque problème. Cependant je dois encore faire gaffe à nos amis les pêcheurs... Car nous sommes encore sur le plateau continental.

Le vendredi 18 septembre 2015 – Poissons volants et hot-dog

06H15 : La journée commence mal ! D'abord il a eu Touline qui qui n'a pas arrêté de miauler pour je ne sais quoi, jusqu'à ce que je découvre que ce qui la rendait folle, c'était un poisson volant échoué sur la moustiquaire du hublot resté ouvert. Pendant que l'eau du café chauffait, j'ai dû démonter le bordel pour que la belle puisse dévorer la bête. L'eau boue. Je me verse une tasse tout en gardant un œil sur Touline qui est maintenant dans le cockpit à fouiner histoire de voir si elle ne pourrait pas mettre la dent sur un autre poisson. Et bateau roule, je perd l'équilibre avec la tasse dans la main qui menace de se renverser sur l'ordinateur... Torsion des reins, flexion des genoux, et me voilà qui tombe sur mon cul dans la travée et la tasse qui vole. Et tout son contenu se renverse devinez où ? Sur mon bas ventre !
Je hurle. J'ai le pubis et la bite cramé au premier degré, du café partout dans le bateau et la chatte qui me regarde l'air de dire : Tu as dit quelque chose ?

Bref, avec tout ça j'ai raté mon point de six heures.

07H00 : 76 milles en 13 heures, ça fait 5,4 nœuds de moyenne. C'est pas mal du tout dis-donc ! Je vais abattre de quelques degrés histoire de corriger un peu le cap et de rendre la nave un peu plus confortable. Parce qu'avec cette houle de travers... Quelqu'un pourrait se blesser !
Tapouille sur bâbord.

07H40 : Des bancs de poissons volants s'égaillent au passage de La Boiteuse. Après avoir inspecté le pont, j'ai trouvé deux autres poissons échoués. Touline les a mangé, mais plus par gourmandise que par faim je pense.

09H30 : Cap au 320° à 140° du vent. Il faudrait que j'abatte de 10° pour bien faire, mais dans ce cas le foc va commencer à se déventer et je devrais installer le tangon... Et j'ai pas envie. Donc je reste comme ça. Normalement le vent devrait remonter un peu à l'Est et ça devrait corriger mon erreur.
Il fait beau, quelques nuages cotonneux par-ci par-là... Par contre la mer est toujours un peu chaotique.

11H40 : Le vent se calme un peu, mais pas la mer. Pas encore du moins. Pour passer le temps, je lis un peu, je somnole et je pense à ma future escale. A tout ce que j'ai à faire, et comment je vais pouvoir le faire sans que cela ne devienne une corvée. Dans ma tête je prévois de rester trois mois à Chaguaramas. Trois mois, je pense que ça sera suffisant pour tout faire... Et suffisant également pour choisir où je vais aller ensuite.
Vers le Nord et les Antilles ou bien vers l'Ouest et la Colombie ?
Même si la deuxième option a, à ce jour, ma préférence, je me dois tout de même d'envisager sérieusement la première.

12H10 : J'ai déjeuné d'excellentes nouilles chinoises. Sinon, c'est toujours pareil. On fait un 320° au lieu d'un 310°, mai c'est pas si grave. Le vent a encore faibli et la mer prend tout son temps pour faire pareil. RAS à l'horizon, je vais piquer un petit somme.

C'est l'heure de la sieste
15H20 : J'ai dormi quasiment deux heures d'affilé ! Même si ce n'est pas top pour la vigilance, faut croire que j'en avais besoin... On se traîne à trois-quatre nœuds, et je me dis que ça valait bien la peine de partir sur les chapeaux de roue pour ensuite perdre tout le temps qu'on a gagné. Pfff... J'vous jure, la voile c'est frustrant parfois.
Je ne demande pas la lune pourtant. 4,5 nœuds dans une mer maniable, c'est tout ce que je demande !

18H00 : Nous sommes à 100 milles au large du Guyana, pays dont l'humanité toute entière ne sait rien il convient de le préciser. A ce train-là on devrait arriver dans quatre jours, et ça me convient très bien. Nous sommes sur des fonds de plus de 1000 mètres, cela veut dire également que je vais pouvoir dormir !
Vous ai-je dit où j'allais ? Oui, à Chaguaramas près de Port of Spain sur l'île de Trinidad, d'accord. Mais ce que vous ne savez pas c'est que j'ai l'intention de mouiller au Trinidad & Tobago Sailing Association (TTSA) à quelques milles des chantiers les plus courus. Un endroit a priori beaucoup plus bucolique que là où tout le monde va, et surtout pas cher ! 100 USD/mois ! Là-bas, je vais retrouver Patrick (vous vous souvenez du Capsun ?), mais aussi Nadine et Louis rencontrés il y a six mois à Salvador, Alain, Thomas... Bon allez, bonne nuit les gents, j'ai sommeil.

Le samedi 19 septembre 2015 – Chien de garde et hirondelle

06H10 : C'est le mer-veille qui m'a réveillé. Cargo sur bâbord avant ! Plus des lumières bizarres juste à côté, genre gyrophare orange. Le timing est parfait puisque j'ai eu la paix toute la nuit. 52 milles et 4,4 nœuds de moyenne sur les douze dernières heures.

06H25 : Le cargo s'éloigne, mais on dirait que le gyro orange se rapproche de ma route. J'abats un peu pour l'éviter.

06H45 : Il fait jour maintenant et je peux voir ce bateau bizarre qui après s'être approché semble naviguer parallèle à moi et à la même vitesse. Coque verte, avec les structures jaune, et toujours ces faux oranges, genre DDE. Ah ça y est, il fait demi-tour et semble rejoindre l'autre cargo... Si j'étais parano je dirais qu'il s'agissait d'un chien de garde. Mais qui était-il et qu'était-il chargé de protéger... Mystère.

Dès que ça mord, je t'appelle
07H45 : Je mets un ligne à l'eau. Touline se propose de la surveiller. J'accepte de bon cœur.

09H05 : J'ai retardé autant que possible, mais là je suis bien obligé de tangonner le foc à contre. 10° de différence avec la bonne route c'est une chose, mais 30° en est une autre. Mais avant ça je vais me manger une part de chadek. Vous ne connaissez pas le chadek ? En gros, c'est comme un gros, très gros pamplemousse, sans l'acidité et qui s'épluche et se mange comme une clémentine. C'est délicieux !

09H25 : Voilà qui est fait. Cap au 300°, voiles en ciseau et foc tangonné. Première conséquence, je perd un nœud.

10H30 : Au début, je croyais que j'avais mal réglé mes voiles, mais non. Le vent est en train de se casser la gueule. Fait suer, on fait du trois nœuds maintenant... Et en plus le bateau roule comme une barrique saoule. Au moins on va dans la bonne direction.

12H00 : La journée se déroule tranquillement sous un ciel parfait. Si on pouvais aller plus vite ce serait là aussi parfait.

16H00 : De dieu ! J'ai dormi tout ce temps ???? J'ai la tête dans le cul... Bon, laissez-moi le temps de prendre un café et je reviens vers vous.

Ok, c'est pas vraiment la joie puisque nous avons fait à peine 12 milles en quatre heures. Si j'avais su, j'aurais sorti le spi... Mais là, il fait trop chaud et j'ai pô envie.

17H10 : Je savais bien que le perfectionnisme ne me réussissait pas. Je viens de passer une heure à installer le spi. D'abord, je me suis emmêlé les pinceaux avec la chaussette du spi. Ensuite, je l'ai monté du mauvais côté et il m'a fallu tout recommencer. Le tout sous un soleil implacable et sur un pont brûlant. Et tout ça pour quoi ? Pour rien ! Nib, peau de balle ! Pire, je vais moins vite qu'il y a une heure... J'ai des ampoules plein les mains, et j'en ai plein le cul. Plein les bottes aussi.

17H45 : Ça-y-est, j'ai enfin trouvé le bon réglage. Sauf que ce n'est pas le bon cap... Tant pis. Il fait une chaleur... Qu'est-ce que je ne ne donnerais pas pour une bonne lampée d'eau fraîche !
Allez mon Gwen, courage ! Dans pas longtemps tu auras un nouveau frigo !

18H00 : Point du soir (qui n'est pas encore réellement le soir puisque mon horloge est toujours réglée sur le fuseau horaire de Salvador de Bahia et que ça commence à se voir vu que le soleil n'est pas encore couché), 22 milles en six heures. C'est nul, mais ça aurait pu être pire. Le cap n'est pas trop mauvais non-plus, 305°. Je vais essayer de garder le spi pendant la nuit. Quand je pense à ce que la météo prévoyait... 15 nœuds de vent, mon cul oui !

18H35 : N'empêche, je suis content d'arriver enfin dans les Caraïbes. Nouveau pays, nouvelles rencontres... Tout cela est enthousiasment. J'ai également l'impression de tourner une page, de franchir une étape. Vers quoi, je n'en sais absolument rien... Et quelque part ça me chagrine un peu. Je dois profiter de cette nouvelles escale pour faire le point sur moi-même et tirer des plans pour le futur.

18H45 : Putain ! Touline vient de chopper une hirondelle en plein vol ! Elle a sauté d'un bord à l'autre du cockpit pour se retrouver accrochée à la filière du haut, la tête du zozio dans la gueule, et à deux doigts de tomber à l'eau !
Bon, je lui ai fait relâcher de force sa proie et la pauvre bête s'est envolé sans demander son reste. Je lui souhaite bien du courage parce qu'on doit se trouver genre à 100 milles des côtes...

Toi...
19H00 : L'oiseau est revenu et je viens de faire une photo improbable qui sera probablement ratée puisqu'il n'y a pas assez de lumière. L'oiseau sur la filière et la chatte sur la banquette et 70 cm entre les deux ! Ça a duré quelques minutes jusqu'à ce que Touline craque et saute pour l'attraper. Heureusement, j'avais prévu le coup et lui tenais la laisse courte.
Bon allez, je vais manger un bout et enfermer Touline. Comme ça tout le monde passera une bonne nuit, la chatte, l'oiseau et le Capitaine !

Le dimanche 20 Septembre 2015 - Anniversaire

06H11 : Pendant la nuit j'ai pas mal galéré avec le spi... Je ne sais pas si vous vous rendez compte, mais maintenir un spinnaker asymétrique en ciseau par vent arrière avec un régulateur d'allure qui a un battement de plus ou moins 20°, c'est pas de la tarte !
Vers minuit, n'en pouvant plus de démêler des cocotiers toutes les dix minutes, j'ai rangé le bordel et tangonné le foc. Toujours en ciseau, toujours à 180° du vent. Résultat, 46 milles en douze heures. C'est pas fameux, mais c'est tout de même mieux que si c'était pire. Il reste 270 milles à faire.
Le zozio a passé la nuit sur la filière, et vient de s'envoler vers le soleil levant (La terre c'est de l'autre côté pauvre tâche !).

06H40 : Je dirais que c'est râpé pour arriver mardi avant la nuit... A moins qu'on mette un petit coup de boost à quatre nœuds, et à la rigueur on pourrait être au TTSA pour 21H00... Mais bon, il est trop tôt pour faire des prévisions d'atterrissage. Attendons demain d'accord ?

07H35 : F2 grand max. Trois nœuds et des brouettes. Remarquez, ce n'est pas si désagréable de se retrouver au milieu de nulle part... Tout en sachant qu'on va quelque part. Car finalement, c'est bien ça le plus important. Oui je sais, ce que je dis frise l'hérésie pour la plupart d'entre vous. Mais le fait est que je commence sérieusement à remettre en question la fameuse maxime si chère à tous les voyageurs contemporains et qui dit en substance : L'important n'est pas la destination mais le chemin parcouru. A mon avis, on aurait tort de prendre cette phrase un peu trop au pied de la lettre. Car soyons logiques ; sans but à atteindre il n'y a pas de chemin, que des errements.

09H50 : Aaaah ! Le vent se renforce ! C'est chouette ! On commence à surfer à quatre nœuds !

12H00 : Il reste 234 milles encore à faire. Logiquement, la côte de Trinidad devrait être en vue mardi aux aurores, et ça devrait être un joli spectacle.

13H00 : Je ne comprends pas... Normalement, vu l'état de la mer et le vent qu'il y a on devrait aller bien plus vite que ça. Serait-ce une veine de courant contraire ? Ou bien c'est ma coque qui doit être vraiment très sale... On n'arrive à peine à faire du 3,5 nœuds toutes voiles dehors, en plein vent arrière et avec un bon F3 des familles. Il y a quelque chose qui cloche, c'est sûr et ça me turlupine.

13H50 : Ça-y-est, j'ai trouvé la solution pour avancer plus vite et dans la bonne direction. GV et foc tangonné du même côté à 140° du vent ! Ce n'est pas très orthodoxe j'en conviens, mais cela fonctionne. Maintenant je peux dormir un peu...

15H20 : Je n'ai pas réussi à dormir. La mer est bizarre et c'est ça qui m'empêche de me relaxer. Courte, hachée, avec quelques déferlantes que la force du vent ne justifie pas... Bref, je suis nerveux. Pourtant on avance à une allure correcte et dans la bonne direction. Je me dis que je dormirais mieux ce soir.
Ah tien des sargasses ! Il y avait longtemps ! Brrr... J'ai un frisson quand je repense à l'épisode de l'île flottante... Putain d'algues de merde !

16H40 : Je réfléchissais et je me disais qu'aujourd'hui nous étions le 20 septembre et que j'avais un anniversaire à fêter. Neuf ans ans d'abstinence. Enfin, abstinence est peut être un bien grand mot qu'il convient de ne pas prendre au sens strict du terme. Depuis quelques temps, un an à peu près, je « goutte ». Je trempe mes lèvres dans le verre de mon voisin (avec sa permission) afin d'avoir une opinion et de pouvoir la partager. Une petite gorgée et puis c'est tout ! Et pas tous les jours non plus...
Ainsi je peux vous dire que la meilleure cachaça (qui se boit pure, pas avec des glaçons comme dans ces horribles caïpirinhas) est la Mata Verde. Que le rhum n'est bon qu'après avoir passé huit ans en fût de chêne. Que les meilleurs vins sud-américains sont les chiliens. Que la bière surinamaise c'est de la merde et que la Djeune Gueule guyanaise est une réussite (l'ambrée, pas la blonde). Bref, je renoue petit à petit avec les bons côtés des spiritueux : Gastronomie et convivialité. L'ivresse et l'abus restent pour moi un interdit autant moral que médical, et je prends bien garde de ne pas y succomber.

18H00 : 3,9 nœuds de moyenne sur les dernières six heures. On va dire que je suis content puisque c'est pile poil dans la bonne direction. Pour info, nous sommes au large du delta de l'Orénoque. C'est à dire à la frontière entre le Guyana et le Venezuela.
L'Orénoque... Ça ne vous fait pas kiffer ça ?

18H50 : Et zut... On a de la visite. Deux hirondelles cette fois ont jeté leur dévolu sur La Boiteuse et ont jugé que ce serait leur dortoir pour la nuit. Touline est folle ! Je crois que je vais devoir l'enfermer plus tôt que prévu.

19H00 : Hihihi... Il y a maintenant une espèce de sterne qui cherche elle aussi une place pour la nuit. C'est l'affluence ce soir !
Note pour plus tard : Penser à passer un coup d'éponge sur le panneau solaire qui sera probablement plein de merde demain matin.

20H00 : Comme les soirs précédents le vent vire doucement au Sud-Sud-Est. Nous revoilà avec les voiles en ciseaux.

Fin de la première partie. La suite bientôt !
On va où maintenant ?

lundi 14 septembre 2015

Le Suriname, une escale inutile

05°42.135N 55°04.815W
Domburg, Suriname

Attention : Cet article contient de vrais morceaux de subjectivité, un peu d'aigreur, et pas mal de radicalité. Présence aussi de traces de mauvaise foi. A consommer avec modération.

Pour être tout à fait franc avec vous, le Suriname ne restera pas dans ma mémoire comme une escale incontournable. Et il y a plusieurs raisons à ça.

Euh... C'est pas que je m'emmerde mais bon...
Tout d'abord on y mange mal. On pourrait supposer qu'avec une diversité culturelle telle que je l'ai décrit dans l'article précédent, la gastronomie s'en trouverait enrichie. Il n'en n'est rien. Sorti du Bami et du Nassi et des brochettes de saté, on ne trouve rien de bon à se mettre sous la dent. Les supermarchés sont pleins certes, mais pleins de la même chose : Les ingrédients du Nasi et du Bami. En plus, il y a pas mal de produits non-identifiables car intitulés en néerlandais, langue barbare si l'en est.

Touristes !
De l'avis presque général, j'ai interrogé mes copains, les gens ne sont pas accueillants. Pire, ils sont indifférents. Peut-être est-ce dû à la couleur de notre peau, ou à la non-maîtrise que nous avons de la langue (que dis-je, des langues ! Seulement 57% de la population parle le néerlandais, qui est pourtant la langue officielle du pays. Très peu de personnes parlent anglais). Ou alors c'est parce qu'ils sont tellement habitués à vivre « entre eux » que tout être vivant qui n'est pas identifié comme appartenant à l'ethnie est superbement ignoré. Mais le fait est que les Surinamais et les visiteurs, ça fait deux.

Kesta ?
Le choix de Domburg comme point de chute était au départ un choix logique. Loin, mais pas trop, du mouillage incertain en face de Paramaribo. A la campagne, mais sans toutefois être coupé du monde... Je m'imaginais, nous nous imaginions, pouvoir rayonner à partir de là assez facilement. Bien mal nous en a pris ! Pour rejoindre Paramaribo, il faut au bas mot 30 mn en voiture (taxi, ou location), ou bien deux heures en bus... Autant dire que pour toute expédition en ville il faut prévoir la journée.
La marina est accueillante, c'est vrai, et les prix son corrects. Chers pour le pays, mais corrects. Sauf que le proprio n'apprécie pas les chats et les chiens qui traverse sa propriété, et s'est mis en tête de les abattre au fusil à plomb. Qu'importe que des clients, ou même de simples passant derrière le grillage soient dans la ligne de mire.

Hollandaises en goguette
Je vais être honnête avec vous, il se peut que mon séjour ici ne se soit pas non plus présenté sous ses meilleurs hospices. Mon annexe qui me lâche dès mon arrivée, me rendant ainsi dépendant des autres, ainsi que ma cheville qui m'a cloué sur place, ont peut-être influé sur mon impression générale. Il se peut aussi ma découverte des dessous politiques et sociaux du Suriname, m'ait rendu incapable d'en apprécier tout le reste...
Alors je sais... Vous allez me dire que je suis beaucoup trop radical. Que je ne sais pas profiter du moment présent. Que je suis insensible aux charmes des folklores et des traditions ethniques. Oui, oui, trois fois oui. Mais le fait est que depuis quelques semaines je suis concentré, en même temps qu’anxieux, sur la prochaine escale , Trinidad, et sur l'énorme tas de pognon que je vais devoir dépenser pour préparer La Boiteuse à sa vie future. À ma vie future.

Car dans un avenir plus ou moins proche, je n'aurais plus les moyens de m'offrir une place en marina... Il me faut donc rendre La Boiteuse la plus autonome possible, et cela veut dire pas mal d'investissements. Ne vous inquiétez pas, je reviendrais sur le sujet plus en détail le moment venu. Mais je peux déjà vous dire que le premier de ces investissement ce sera pour.... Une nouvelle annexe ! Car Miss B, achetée à pas chère en argentine il y a deux ans et demi, est définitivement morte.
La preuve avec de pathétiques images


Donc voilà. Je m'en vais jeudi prochain, et nous devrions rallier l'île de Trinidad en quatre ou cinq jours. Une nave facile, a priori. A bientôt sous de nouveaux cieux que j'espère plus hospitaliers !

La palmeraie

Pas mal la baraque.
No Comment
Alors là... !

lundi 7 septembre 2015

Welkom bij Suriname ! *

05°42.135N 55°04.815W
Domburg, Suriname

C'est à Jacaré au Brésil, en discutant avec mes copains-voyageurs, que l'idée de faire escale au Suriname m'est venue. Auparavant, je pensais rallier directement Trinidad à partir de Kourou sans m'arrêter dans ce pays dont je ne connaissais rien. Enfin, presque rien... Parce qu'en 1988 lorsque je traînais mes guêtres en Guyane, le Suriname était une poudrière. A l'époque j'étais jeune, et j'avoue avec un peu de honte que je ne m'intéressais pas trop de savoir le pourquoi du comment. Il y avait une guerre civile, les surinamais quittaient le pays par milliers et se réfugiaient dans des camps en Guyane Française... Bref, la frontière avec le Suriname, c'était l'endroit où il ne fallait pas être. A moins de vouloir absolument prendre le risque de se faire tirer dessus... Et c'est pour ça que je suis parti dans l'autre sens, vers le Brésil.

Mais revenons à nos moutons. Depuis 2012, deux marinas ont ouvert leurs portes au Suriname, rendant ce pays un peu plus attractif pour les bateaux de voyage (Bien plus attractif que la Guyane, croyez-moi !). La promesse d'un endroit sécurisé et l’intérêt de découvrir un pays inconnu ont fait que j'ai décidé de suivre les copains et de faire escale au Suriname.


Mais vingt-sept ans après, je ne savais toujours rien du Suriname. Rien de rien. Alors, j'ai commencé à surfer sur le net à la recherche d'informations complémentaires. Je parle d'informations que l'on ne trouve pas dans les guides touristiques bien sûr... Et la première chose qui m'a interpellé, concerne le parcours et la personnalité du président actuel du Suriname, Désiré Bouterse... 

Dési Bouterse
Comment se fait-il qu'un type, ex-putschiste, ex-dictateur, condamné par contumace en Hollande à 11 ans de prison pour trafic de drogue et suspecté d'avoir participé au meurtre de 15 opposants politiques (y compris quelques syndicalistes et intellectuels au passage), pouvait impunément se présenter aux élections présidentielles et arriver à se faire élire deux fois d'affilée ?

Et cette putain de question, j'ai largement eu le temps de la ressasser puisque moins d'une semaine après mon arrivée, ma cheville m'a gentiment rappelé que le tourisme n'était pas fait pour moi... Heureusement, la resto de la marina est plaisant, et si son wifi ne pète pas le feu il est tout de même suffisant pour investiguer. Donc, tout en m'imprégnant de l'ambiance locale, j'ai fouillé le net à la recherche d'infos, politiques, économiques, religieuses, etc pour tenter de comprendre ce pays.

Bon, je ne vais pas vous faire un topo approfondi sur le Suriname car je ne suis pas là pour ça, et vous non-plus probablement. Si vous voulez en savoir plus, vous n'avez qu'à taper Suriname sur votre moteur de recherche préféré. Vous y apprendrez entre autre que le Suriname est un pays grand comme le quart de la France et dont la population équivaut à celle de la ville de Nice (550K). Que le salaire moyen est d'environ 800 USD. Que la population est répartie comme suit : Hindoustanis : 27 % ; Créoles : 18 % ; Javanais : 15 % ; Noirs Marrons : 15 % ; Métis : 12,5% ; Amérindiens : 3,7 % ; Chinois : 1,8 %. Que tous les Surinamais croient en quelque chose et sont Hindous à 27%, Protestants à 25%, Catholiques à 23%, Musulmans à 20% ; croyances locales 5 %. (Données diplomatie.gouv.fr)

Déjà, quand on voit ces chiffres, et qu'on a deux sous de jugeote, il saute aux yeux que le vivre-ensemble ne doit pas être simple. Car même si les ethnies et les croyances semblent s'équilibrer, rien n'indique qu'elles arrivent à adhérer à des valeurs, ou à des idées politiques communes. Et c'est effectivement le cas puisqu'au Suriname les partis politiques ne représentent pas des idéologies, mais des intérêts ethniques... Le NPS pour les créoles, le VHP pour les hindoustanies, l'ABOP pour les Marrons, etc. Les ethnies minoritaires servent de variables d'ajustement, et le consensus ne s'obtient qu'à coup d'alliances aussi improbables qu'éphémères.

Ensuite, il n'est pas difficile d'imaginer que dans un contexte pluriethnique où tout le monde se regarde en chien de faïence, les plus opportunistes en profitent pour préférer l'enrichissement personnel au détriment de l’intérêt collectif... Et c'est ce qui s'est passé.

Le Suriname obtient son indépendance en 1975. Il s'en suit une émigration massive des habitants, toutes ethnies confondues car l'indépendance n'était pas forcément du goût de tout le monde. En l'espace de quelques mois, le Suriname se vide du tiers de sa population.

Dési Bouterse en 1981
Tout va à peu près bien pendant cinq ans, jusqu'à ce qu'un premier coup d'état organisé par Dési Bouterse vienne gâcher la fête. Ce coup-d'état n'a, en fait, qu'un seul et unique but, celui de contrôler, non-pas les richesses du pays (bauxite, pétrole et or), mais les filières du trafic de cocaïne qui à cette époque transitent déjà par Paramaribo. Nous sommes au début des années quatre-vingt, c'est la guerre froide et les États-Unis sont tellement préoccupés par leur anticommunisme primaire qu'ils préfèrent envahir la Grenade (Le Maître de Guerre avec Eastwood, ça vous parle ?) que de s'occuper à circonscrire un fléau bien plus grand qui débarque sur leur territoire via Miami... la cocaïne (Miami Vice, ça vous parle aussi ?). C'est l'époque où le Cartel de Medellín avec à sa tête Pablo Escobar, écoule une grande partie de sa marchandise à destination des États-Unis et de l'Europe en passant par les infrastructures portuaires et aéroportuaires du Suriname. Avec la complicité des autorités surinamaise bien sûr, car ce trafic génère des milliards de dollars de profit, et tout le monde veut en croquer... 
 
Le trafic du cartel de Medellín via le Suriname

Ronnie Brunswijk
Quelques années plus tard, c'est la « révolte des marrons » qui plongea le pays dans six années de guerre civile (1986-1992). A l'origine de cette guéguerre, non-pas un sursaut ethnique, même si au Suriname la composante ethnique entrera forcément en ligne de compte, comme il est dit dans les guides touristiques, mais une simple bisbille entre deux anciens associés en affaire, Dési Bouterse et Ronnie Brunswijk. Six ans et 427 morts plus tard, les deux ex-associés négocient un compromis et rangent les armes. Les affaires qui n'avaient cependant pas cessé durant le conflit reprennent de plus belle.


Dans les années 90 et jusqu'en 2009, c'est le cartel de Cali qui reprend le bizness de la cocaïne, et qui profite une fois encore de la filière surinamaise via le Brésil. Durant cette décennie, 60% de la cocaïne consommée en Europe a transité par le Suriname. On parle alors du Suri-cartel.

Le trafic du cartel de Cali via le Brésil et le Suriname

A ce stade je me dois de vous inciter vivement à lire ce reportage extrêmement complet et documenté publié sur le site de RFI dans la série Pour-Suites, et intitulé Suriname et Cocaïne. Lisez-le, regardez les vidéos et les interviews, et vous allez comprendre ce qu'est le Suriname en 2015.

Ça-y-est, vous avez tout lu et tout écouté ? Non, sérieux, il faut vraiment que vous le regardiez en entier. Je sais que c'est long, mais je vous jure que c'est aussi passionnant qu'un polar. Donc, si vous n'avez pas tout vu, vous y retournez et ensuite vous revenez ici pour terminer mon article. Allez oust !

C'est bon ? Ok. Bon franchement, je ne vois pas ce que je pourrais rajouter à la suite de ce reportage qui est à mon sens un exemple de journalisme. Tout est dit.

Ah si ! Je pourrais peut-être ajouter deux ou trois choses, et notamment répondre à la question que je me posais au tout début de cet article.

Paramaribo
Nous sommes en septembre 2015 et Dési Bouterse vient d'être réélu à la tête du Suriname. Son fils, Dino Bouterse, croupit dans une geôle américaine pour trafic de drogue et d'armes, mais le père ne craint quasiment plus rien puisqu'il bénéficie d'une amnistie votée en 2012 par un parlement à sa botte. Même le mandat d'arrêt international lancé contre lui par les autorités hollandaises en 1999. est pour l'heure suspendu à cause de ses fonctions présidentielles...

Alors bien sûr, il se murmure dans la rue que la plupart des voix ont été achetées... Et que c'est pour cela que l'état se trouve au bord de la faillite. Depuis le mois de juin la facture d'eau et d'électricité a été multipliée par quatre, et la population commence à gronder. Sans parler des prix du pétrole qui se cassent la gueule alors que le prix de l'essence à la pompe à augmentée de 13% depuis la semaine dernière... Bref, je ne serais pas surpris si les choses venaient à dégénérer au Suriname dans un avenir proche.

Fort Zeelandia, où a eu lieu les massacres de décembre en 1982
Donc voilà le Suriname dans lequel je me trouve. D'après les guides touristiques, le Suriname serait un petit paradis multiculturel et écologique, où les ethnies, les religions, les animaux, etc vivraient en une harmonie multicolore. Le paradis sur terre quoi... Sauf qu'au bout de quelques jours de présence dans le pays vous comprenez qu'il n'en n'est rien. Les gens ne vivent pas ensemble mais les uns à côté des autres, et chacun s'occupe de ses propres intérêts. Une vraie mosaïque communautariste à l'anglo-saxonne qui reste, à mon sens, bien loin de ce que devrait être une nation.

En guise de conclusion, je voulais vous raconter l'étonnement qui fut le mien lorsqu'il m'a fallu faire mes papiers d'entrée sur le territoire. D'ordinaire, les marins-voyageurs doivent sacrifier au rituel de la clearance, ou des formalités douanières si vous préférez. Sauf qu'au Suriname les voiliers en sont exemptés. Il n'y a donc pas de formalités à effectuer.


Cela vous étonne ? Moi pas. 

* Au fait, Welkom bij Suriname, ça veut dire Bienvenu au Suriname !